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Ukraine, une crise du 21ème siècle (1/4)

Beaucoup de commentateurs veulent à toute force comparer la crise actuelle en Ukraine (et avec la Russie) à l’aune de références passées. Ainsi, pour M. Kerry, la pratique russe serait assimilable à un acte du 19ème siècle. Passons également sur le débat fumeux pour savoir si c’est une nouvelle guerre froide, la continuation de l’ancienne, une guerre tiède et autres considérations sémantiques. Cette crise est, d’abord, une crise contemporaine qui se joue à de multiples niveaux ; et cette complexité empêche à la fois l’analyse séquentielle (niveau par niveau) et donc la compréhension générale de la crise. Cette ambition, reposant sur des clefs de lecture (géo) politiques et stratégiques, anime cet article. Il sera divisé en quatre billets (premier aujourd’hui), évoquant les multiples dimensions de la crise (1), les acteurs et leur position respectives (2), l’anticipation des prochains coups (3) et les possibilités de réponse (4). (cliquez sur le titre pour lire la suite)

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I Une crise à plusieurs dimensions

11 Le retour d’un rapport de force plus subtil qu’il n’y paraît

Cette crise est, d’abord, une crise géopolitique classique. Ce retour aux fondamentaux peut paraître archaïque à certains, il ne surprend pas le stratégiste qui sait que la dialectique des volontés « utilise la force » pour aboutir. A partir d’un certain moment, un acteur juge nécessaire de passer par le rapport de forces. Y compris celui de la force militaire. Mais pas seulement. Car ce qui est le plus impressionnant avec Poutine, c’est que justement il dose parfaitement son action montrant un sens remarquable de la maskirovka. Il y conduit remarquablement la «rhétorique stratégique » ce que la plupart des Occidentaux ne comprennent pas.

En effet, et pour demeurer sur le seul terrain de la force militaire, les actions russes ont été parfaitement dosées : des militaires « anonymes » (à la fois des contractors et des militaires russes débadgés) sont donc mis en place ce qui permet justement d’instiller le doute (il s’agit, d’une certaine façon, d’utiliser le principe d’inattribution propre au cyberespace pour le transférer dans les champs classiques de la force, ici la force terrestre) ; ils démontrent une discipline étonnante qui sont loin des débordements qu’on a pu parfois observer chez les troupes russes sur d’autres théâtres ( !) ; ils « négocient » avec les militaires ukrainiens « enfermés » dans leurs bases, jusqu’à ce qu’on apprenne que 300 gars sont « encerclés » par une vingtaine ; les dits soldats se laissent approcher, répondent aux questions, ne sont pas farouches mêmes s’ils sont parfaitement disciplinés ; dans le même temps, une série d’opérations de voisinage sont menés : manœuvres de grande ampleur en Russie, simili mobilisation et regroupement des troupes aux frontières de l’Ukraine (tout en faisant attention à respecter les standards du traité FCE, pourtant officiellement dénoncé par Moscou), exercices de parachutage de grande ampleur, vols d’avions d’écoute en Biélorusse pour répondre au déploiement d’AWACS alliés en Pologne, blocage de la rade militaire ukrainienne en faisant couler un vieux rafiot à son entrée, envoi d’un bataillon de Spetznaz en Transnistrie, vidéos sur pravda.ru de quelques trains d’artillerie sol-air se portant dans la péninsule…. Pas de coup feu tiré, sauf une rafale dans un incident qui a fait un, peut-être deux morts. Il y a eu moins l’usage de la force en Crimée que sur Maïdan… Ceci est parfaitement maîtrisé. Dans le même temps, les débordements sont contrôlés au millimètre : alors qu’on aurait pu s’attendre à une inflammation de la partie orientale de l’Ukraine, on n’assiste qu’à quelques manifestations et échauffourées de Kharkov à Odessa ; chacun craignait une cyberguerre, sur les modèles soit estonien soit géorgien, et rien, juste une petite alerte sur le site de l’Otan, comme en 1999, juste pour se rappeler au bon souvenir.

En un mot, ce qui frappe ce n’est pas le déchainement de la force, c’est au contraire son contrôle minutieux. Comme le remarque excellemment X. Guilhou, Vladimir Poutine est à la fois un judoka et un homme du KGB. Il ne sert à rien de le diaboliser. Surtout que personne n’a envie de l’escalade militaire. Voici donc un rapport de force très bien contrôlé, contraire à la fois au modèle occidental de la guerre (marqué par un déluge de logistique et de technologie) et à la représentation que nous nous faisons du modèle russe de la guerre : nous les croyons encore soviétiques, ils sont plus subtils que ça. Mais la subtilité, ne nous en déplaise, peut accompagner le recours à la force.

12 Cette crise contient aussi une part économique.

Je ne parle pas des sanctions. Mais d’un conflit bien plus général qui dépasse et environne le cas ukrainien. En effet, la planète est en crise économique et depuis 2008, les pyramides de dette ont recommencé à s’accumuler, à coup de création monétaire (Etats-Unis, Grande-Bretagne, Japon, voire Chine). Autrement dit, les financiers ont recommencé leurs numéros de funambulisme. Or, voici six mois que la Fed est en train de renverser sa politique monétaire. Autrement dit, elle est en train d’assécher le crédit facile qui avait porté tout un tas de pays émergents. Ainsi s’expliquent les décrues assez violentes des bourses émergentes. Certains font semblant de s’effrayer de la chute de la bourse de Moscou, sans remarquer que cette chute affecte tous les émergents. Pour dire les choses encore plus simplement, les Etats-Unis ont décidé de rapatrier leurs fonds aux dépens des croissances « mondialisées ». Cela fragilise le système qui est à la veille d’une nouvelle rupture.

Dès lors, les sanctions ne sont pas simplement ambivalentes, comme le constatent beaucoup de commentateurs, elles s’inscrivent surtout dans une opposition beaucoup plus globale : ainsi, au raidissement américain pourrait fort bien répondre un raidissement des émergents, qui décideraient de sortir leurs obligations américaines. Il y a en ce moment un jeu très dangereux, bien plus inquiétant probablement que ce qu’on perçoit. Les financiers le savent et il est très probable qu'ils soient tous montés au créneau pour dire à leurs gouvernements, et tout d'abord à Washington, de ne pas en faire trop. Quant à ce qui se passe en Europe, les journaux en parlent assez pour que vous soyez au courant.

J’ai le sentiment que Poutine a inclus cette dimension économique et financière dans ses calculs. En effet, on voit se constituer deux camps : un camp de l’économie virtuelle, réunissant beaucoup de pays « occidentaux » (Washington, Londres, Japon) dopés à coup de montages financiers et de simili pyramides de Ponzi ; et un camp de l’économie réelle, réunissant Chine (en partie), Russie et, peut-être Allemagne (nous y reviendrons). Cette crise peut être l’occasion d’un bouleversement plus profond des équilibres actuels.

13 Une crise de la Communauté internationale

L’autre jour, je pose la question à un politiste : « qu’est-ce que la communauté internationale ? ». L’homme était honnête et a commencé à se tortiller, pour s’apercevoir qu’il n’en avait pas de définition. Simplement l’Onu, ou quelque chose de plus ? du droit ? des ONG ? l’opinion publique internationale (là encore : qu’est-ce ?) ?

Depuis vingt-cinq ans, on essaye de nous convaincre qu’il y a un ordre assuré par l’ONU, d’une part ; et des principes éthiques, associés au droit international (tiré en grande partie, également, du droit onusien). Toutefois, le système onusien repose sur un principe de base, celui de la souveraineté des États. Pourtant, cette souveraineté a régulièrement été bafouée par « la communauté internationale » depuis une trentaine d’années. Beaucoup dans la presse ont cité le Kossovo, l’Irak ou la Libye avec l’option régulière de « regime change » toujours au prétexte de protéger des populations. Mais souvenons-nous de la reconnaissance, au tout début de 1991, de la Croatie et de la Slovénie par l’Allemagne et l’Italie : cette reconnaissance avait mis le feu aux poudres avec les résultats sensationnels qu’on connaît dans les Balkans. Je précise ceci parce que trop souvent, les critiques entendues sont marquées par un anti-américanisme plus ou moins affiché. Or, cela dépasse le cas des Etats-Unis pour être une pratique « occidentale ».

Voici en effet la contradiction essentielle du discours occidental : celle existant entre les Etats (qui sont « reconnus ») et les peuples (qui ne le sont pas). C’est bien pour sortir de cette contradiction qu’on admet d’une part « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » mais qu’on a également construit un certain nombre d’adaptations du droit onusien (droit voire devoir d’ingérence humanitaire, responsabilité de protéger, ..). Constatons que ces dernières inventions ont des régimes juridiques aléatoires (pas de « droit » d’ingérence, quant à la R2P il s’agit d’une recommandation de l’AGNU).

A cette contradiction initiale de droit s’ajoute de multiples incertitudes entre légalité et légitimité. Ces incertitudes sont toujours présentes en cas de « changement » radical. Ainsi, une révolution est toujours un changement par la force de légitimité. Le peuple, source de légitimité, soutient le coup de force comme fondateur d’un nouvel ordre juridique. On ne peut autrement admettre le changement de gouvernement à Kiev. Dès lors, il y a incontestablement rupture de l’ordre juridique ancien, sur lequel on peut difficilement s’appuyer pour contester une autre rupture de légitimité, celle qui a lieu ultérieurement en Crimée.

Enfin, à cette contradiction inhérente aux questions de légalité et de légitimité s’ajoute une dernière contradiction qui est d’ordre plus politique : on a cru que parce que les manifestants de Maidan appelaient l’Europe ils étaient forcément « de notre côté ». Pour le coup, on n’a pas assez fait attention et pas assez dénoncé les éléments extrémistes qui faisaient partie de la foule des révoltés. Qu’on explique aujourd’hui qu’ils ne sont qu’une minorité n’y fait rien : ne pas avoir dénoncé les relents fascistes et antisémites avant affaiblit logiquement la position politique après.

La position occidentale est donc placée dans une position fort difficile puisqu’elle devrait s’appuyer sur des principes clairs et convaincants mais que la somme de ses arrangements passés et de ses tolérances récentes peine à justifier une position claire.

Ajoutons enfin que l’ensemble du personnel politique ukrainien a surtout démontré, au cours des 25 dernières années, son immense appétence à la corruption et l’on comprendra que le discours sur les principes peine à mobiliser réellement. En fait, cette crise révèle surtout les très grandes fragilités des valeurs occidentales. Nous avions l’habitude que ces valeurs soient notre force et l’arme essentielle de notre soft power : voici qu’elles paraissent confuses, contradictoires, ambiguës et utilisées au cas par cas. Malheureusement, cette révélation dépasse le cas ukrainien pour venir sanctionner une vingtaine d’années de triomphe « occidental » aux cris de la « fin de l’histoire ».

14 La crise des cinq golfes

Surtout, cette crise intervient dans un environnement sinistré. L’Europe et l’Amérique en déclin relatif, une Asie centrale malade du stress afghan qui a diffusé ses métastases alentours, une Asie orientale qui monte aux extrêmes sont déjà des facteurs extrêmement inquiétants. Mais au plus près, au-delà donc de ces confins entre l’Europe et la Russie, l’Europe est bordée de la crise des cinq Golfes : golfe de Guinée, golfe d’Aden, golfe Persique, golfe d’Alexandrette (Iskanderun) et golfe de Syrte dessinent une géographie du chaos qui n’a cessé de s’envenimer depuis cinq ans.

La révolte de l’islam envers la modernité a pris des voies multiples et, malheureusement, le plus souvent marquées par la violence. La Libye a sombré dans le chaos, rein ne paraît vraiment réglé au Mali, la Somalie continue sa vaporisation, le Soudan du sud qu’on nous avait présenté comme LA solution s’effondre, le Yémen n’est pas très rassurant, l’Egypte a rétabli une autorité militaire qui ne laisse pas d’inquiéter, la Syrie est dans le collapsus que l’on sait, l’Irak ne cesse d’éclater, les Arabes de la péninsule se déchirent au sein du GCC.

Le seul élément vraiment rassurant teint au retournement d’alliance actuellement conduit par les Etats-Unis avec l’Iran : il ne reste qu’à espérer que les événements en Ukraine ne viennent pas perturber un mécanisme salutaire. Or, au-delà de l’affrontement de deux acteurs principaux (Etats-Unis et Russie) qui pourraient chercher à exporter leur dispute dans les négociations avec Téhéran, il y a surtout un facteur de contamination qu’il faut surveiller : il s’agit du facteur nucléaire.

15 Aspects nucléaires

Cette crise a des aspects nucléaires. Personne n’en parle, sinon un présentateur russe de télévision mais rien, sinon, dans les discours officiels de Moscou ne mentionne ce fait là. L’Ouest, pour sa part, a fait immédiatement allusion à la convention de Budapest, signée en 1994 par 4 des 5 EDAN (Etats dotés) qui assurait le transfert à la Russie des armes soviétiques disposées sur le territoire ukrainien, en échange de la garantie de la souveraineté. Ce traité est lié au TNP et donc à l’architecture de la lutte contre la prolifération. Sa remise en cause est donc une remise en cause indirecte du TNP.

Cela pourrait donner des arguments à certains, notamment aux Iraniens dans leurs négociations actuelles avec l’Ouest (rappelons, encore et toujours, que l’Iran a signé le TNP, lui). Ainsi, parmi les moyens de riposte des Russes en cas de sanctions trop poussées par les Occidentaux, le soutien à une ligne dure dans les négociations avec les Iraniens pourrait compliquer la tâche des Américains.

Enfin, à côté du nucléaire proprement dit se trouve la question de la défense anti-missile balistique. Certes, le dispositif américano-otanien n’est pas, techniquement, dirigé contre les Russes. D’ailleurs, les Américains ont fait savoir qu’ils abandonnaient la phase 4 de l’EPAA qui décrivait les différentes étapes de cette mise en place. Or, seule cette phase 4 avait réellement des possibilités d’action gênantes pour les Russes. Il reste qu’au cœur de la rhétorique russe se trouve cette question de la DAMB, qu’ils ont toujours refusée et qu’ils considèrent comme très hostile à leur égard (à tort ou à raison).

On le voit, la crise revêt donc de multiples dimensions et ne consiste pas en une simple crise sécuritaire de l’espace européen. Cette nouveauté n’en fait donc absolument pas une nouvelle « guerre froide ». Les Russes ne sont pas et ne se comportent d’ailleurs pas comme des Soviétiques.

(à suivre)

A. Le Chardon

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