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Quel jeu de la Turquie en Irak ?

L'observateur n'aura pas manqué de noter le silence turc à la suite de la prise de Mossoul par l'EIIL. Alors qu'on avait l'habitude de déclarations courroucées contre Assad, là, rien. Silence. Vous me direz, les propos enflammés contre Assad ont d'ailleurs été bien moins fréquents ces derniers mois, l'avez vous aussi remarqué ? Probablement le résultat d'affaires intérieures turques compliquées (l'élection et les nombreux scandales révélés dans la presse), la résilience d'Assad, l'ouverture de l'affaire ukrainienne qui a ouvert un autre front (avec là aussi une Turquie mutique), bref, au nord comme au sud la Turquie se faisait discrète. Est ce donc une attitude générale ? Une nouvelle ligne politique ? Peut être, mais en Irak, il y a des raisons bien particulières.

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Qu'elle était la position préalable ? Elle était guidée par trois facteurs. Le premier était l’Alliance tacite avec le Kurdistan autonome dirige par Barzani. Le deuxième était le partage de l'exportation de pétrole, venant d'Irak (kurde, donc) mais aussi d'Iran (chut, personne ne fait semblant de s'en apercevoir). Cela permettait de rentabiliser le terminal pétrolier de Ceyhan sur la méditerranée et donc d'éviter mer rouge au Sud, Caucase et mer noire au nord. Cela arrangeait bien des gens. Le troisième était le soutien aux oppositions syriennes, incluant toutes les variantes d'islamisme auxquelles l'AKP n'était pas foncièrement hostile. Tout se passait à peu près bien.

Qu'elle est la ligne de l'EiIL ? Tout d'abord de "désyrianiser" la lutte contre Assad et donc de la rendre trans frontalière, dans une logique d'affrontement entre sunnites et chiites même si l'on parle officiellement de "jihad". De ce point de vue, les conflits internes syriens entre groupes armes jihadistes (Al Nousrah contre EIIL) changent brutalement de dimension avec la percée de Daech à Mossoul. Ce qui n'était qu'une affaire "intérieure" devient subitement une affaire régionale. Cela devrait motiver une réaction turque mais celle-ci est gênée par plusieurs facteurs. Le moindre n'est pas la prise de 60 otages turcs par Daech à Mossoul. Soudain, il devient délicat d'adopter une posture de fier à bras. Certes, "on ne négocie pas avec les terroristes" mais cela ne signifie pas pour autant qu'il faille les provoquer ou les insulter. Une certaine discrétion est de bonne politique.

D'autant qu'elle rend bien des services, notamment de ne pas avoir à trancher les nombreux dilemmes soulevés par la prise de Mossoul.

Le premier tient au bouleversement de l'équilibre kurde. Le Kurdistan autonome a immédiatement, en réaction, pris position à Kirkouk que les Kurdes irakiens revendiquent depuis dix ans. Dès lors, les moyens d'une indépendance semblent soudainement plus accessibles. Certains leaders kurdes ont commencé à l'évoquer. Cela aurait bien des conséquences ailleurs. Notamment sur le PKK , mouvement kurde de Turquie. Or, les kurdes irakiens sont eux mêmes divisés en deux tendances. Celle de Barzani, donc, qui tient aujourd'hui les rênes à partir de son fief du nord ouest et qui était hostile au PKK : c'est bien cette hostilité qui permit le rapprochement d'affaires avec le gouvernement turc ; et celui de Talabani, au sud est du Kurdistan irakien, avec donc moins de pouvoir local mais soutenant plus le PKK. Ces équilibres fonctionnaient tant que le Kurdistan n'était pas "indépendant". Ils doivent changer le jour de l'indépendance. Ce qui n'arrange pas du tout Ankara. Notamment pour ce qui concerne le Kurdistan "turc".

Simultanément, l'EIIL remet en cause le décodage frontalier de la région. Beaucoup d'observateurs affirment avec assurance qu'il n'est pas satisfaisant, qu'il est hérité d'un découpage colonial (les accords Sykes Picot) etc. Souvent, de telles assertions suggèrent des découpages "ethniques" qui sont souvent krypton racialistes et qui surtout ne tiennent pas compte de la réalité extrêmement mélangée de la région (et en fait de toutes les régions du monde). Bêtement, rares sont les régions ethniquement pures et ce pseudo réalisme est une façon cynique de recommander le nettoyage ethnique. Pas sûr que ça donne toujours de bons résultats (êtes vous convaincus par la Bosnie aujourd'hui?).

Mais revenons à nos affaires. S'il y a eu un découpage mandataire, il a été confirmé par des traités signés tout au long des années 1920 et qui ont fondé tous les États de la région. Tous. Dont la Turquie. Autrement dit, si un découpage de l'Irak est éventuellement admissible, une recomposition des frontières ne l'est pas, notamment pour la Turquie.

Enfin, Daech pose la question du soutien turc à l'islam politique. Car pendant de longs mois, Ankara n'a pas été très regardant aux trafics se déroulant au travers de sa frontière méridionale. Des mauvaises langues murmurent même qu'elle aurait soutenu aussi l'EIIL. C'est ballot. On appelé ça l'apprenti sorcier. L'inconvénient des marionnettes qu'on croit instrumentaliser (soyez modernes, dites proxys), c'est que souvent elles échappent à leur maître (non, je n'ai pas parlé de l'ISI et des talibans, qu'aller vous donc chercher?).

Voici pourquoi la Turquie est aujourd'hui très gêné par ce qui se passe en haute Mésopotamie. Ce qui explique son silence. Aujourd'hui, l'ambiguïté est sa meilleure tactique qui permet de préserver l'avenir.

Se taire peut être stratégique.

A. le Chardon

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